
Paola Sillitti. Crédit photo: © KA / Centre LIVES
Une vaste étude européenne portant sur 7000 décès révèle l'ampleur des inégalités face à la pandémie. La chercheuse à l'origine de ces travaux, Paola Sillitti, décrypte ces résultats et alerte sur les défis à venir pour la Suisse.
Qu'est-ce qui vous a motivé à entreprendre une recherche à l’échelle européenne plutôt que nationale?
C’est l’ampleur du phénomène. Il nous semblait essentiel de l’étudier à l’échelle européenne. En travaillant sur les données harmonisées de 28 pays issues de l’enquête européenne SHARE (Survey of Health, Ageing and Retirement in Europe), nous avons pu retracer les parcours de plus de 7000 personnes décédées avant et pendant la pandémie, avec des informations détaillées et comparables sur leur situation socioéconomique, leur état de santé et leurs conditions de vie.
Qu'apporte cette approche comparative qu’une étude nationale ne peut révéler?
D’abord, nous avons mis en évidence des tendances communes à l'échelle européenne, comme la mortalité plus élevée chez les personnes ayant un niveau économique ou éducatif plus faible. Ensuite, nous avons identifié des différences marquées entre pays et régions, notamment la surmortalité plus importante en Europe de l'Est, ce qui invite à explorer le rôle des inégalités structurelles dans les systèmes de santé et de protection sociale. Cette approche permet de confirmer les mécanismes communs tout en remarquant les différences entre pays.
Un résultat surprenant de votre étude montre que les personnes déclarant une bonne santé avaient une probabilité légèrement plus élevée de mourir du COVID-19. Comment expliquez-vous ce paradoxe?
Ce résultat peut sembler contre-intuitif. Mais, il y a peut-être une explication. Une bonne santé déclarée ne signifie pas absence de facteurs de risque: certaines pathologies peuvent être minimisées ou non ressenties. Ensuite, les personnes se percevant en bonne santé ont possiblement adopté moins de comportements protecteurs, pensant être moins vulnérables. Elles maintenaient peut-être davantage les contacts sociaux ou se faisaient vacciner plus tard.
Vos résultats montrent que les personnes ayant des difficultés financières sévères avaient 24% plus de risques de mourir du COVID-19 contre 15% pour ceux sans difficultés. Au-delà des statistiques, comment ces inégalités se sont-elles concrètement manifestées dans l'accès aux soins et la protection contre le virus?
Les personnes en situation de précarité occupent plus souvent des emplois qui ne permettent pas le télétravail et vivent dans des logements plus exigus ou multigénérationnels. Cela rend la limitation des contacts très difficile et entraîne une exposition accrue au risque de contagion. J’ai publié récemment un autre article où j’ai montré que ces mêmes personnes ont subi une réduction plus importante de l'accès aux soins palliatifs pendant la pandémie. Cela illustre bien que les inégalités se sont exprimées dans le risque d'infection mais aussi dans la qualité et la continuité des soins reçus.
L'étude révèle une surmortalité importante en Europe de l'Est (41% des décès COVID contre 24% dans l'ensemble). Quels facteurs structurels expliquent cette disparité géographique?
La question est complexe. Il y a probablement une combinaison de facteurs structurels liés aux systèmes de santé et de facteurs contextuels liés à la santé publique. Les statistiques européennes ou de l’OCDE montrent que certains pays d'Europe de l'Est disposent de financements plus faibles pour leurs systèmes de santé et d'infrastructures sanitaires moins développées. Ces pays présentent aussi des niveaux plus élevés d'inégalités sociales et de maladies chroniques, rendant la population plus vulnérable. Notre étude n'avait pas pour objectif d'expliquer en détail ces causes, mais une analyse approfondie des caractéristiques structurelles des systèmes de santé permettrait de mieux comprendre ces disparités.
Quelles leçons spécifiques les autorités sanitaires suisses devraient-elles tirer de votre étude?
Notre étude rappelle que le COVID-19 n’était qu’un choc parmi d’autres, et que d’autres défis - certains prévisibles, d’autres non - vont mettre à l’épreuve notre système de santé. Le vieillissement de la population en est un exemple très concret. L’étude SWISS100, menée par des chercheurs de l’UNIL, montre que la proportion de personnes âgées de 100 ans et plus va augmenter de manière critique dans les années à venir. Cela implique des besoins croissants en soins complexes et continus. S'ajoutent les impacts environnementaux sur la santé et un contexte géopolitique européen instable. La Suisse doit maintenir un système de santé accessible, résilient et équitable pour tous, particulièrement pour les personnes âgées, isolées ou en situation de précarité.