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Perte auditive, déclin cognitif: le rôle crucial du sentiment de solitude

15/10/2025

Charikleia Lampraki, chercheuse en psychologie du développement à l'Université de Genève. KA / Centre LIVES

Une étude de l’Université de Genève révèle le rôle crucial du sentiment de solitude dans le lien entre perte auditive et déclin cognitif. En combinant pour la première fois isolement social objectif et sentiment subjectif de solitude, les scientifiques ont fait une découverte surprenante: ce ne sont pas les personnes isolées qui présentent le déclin cognitif le plus marqué face à la déficience auditive, mais celles qui sont objectivement entourées tout en se sentant profondément seules. Ces résultats, publiés dans Communication Psychology, soulignent l’importance des expériences socioémotionnelles dans le vieillissement et ouvre la voie à des interventions ciblées, à commencer par la déstigmatisation des appareils auditifs. Entretien avec Charikleia Lampraki, chercheuse en psychologie du développement, à la tête de cette recherche.

Votre recherche montre que les personnes non isolées socialement mais se sentant seules ont un risque particulièrement élevé de déficience cognitive. Comment expliquez-vous cette contradiction?
C'est en effet notre découverte la plus surprenante et paradoxale. Ces personnes sont objectivement entourées, elles ont une vie sociale, mais elles se sentent fondamentalement déconnectées. Lorsque leur audition se détériore, leur déclin cognitif s'accélère particulièrement rapidement – davantage que chez les personnes qui ne sont ni isolées ni seules. La solitude, c'est ce décalage entre les relations sociales qu'on désire et celles qu'on vit réellement. Imaginez: vous êtes dans une foule, les gens autour de vous discutent, rient, mais vous ne les comprenez pas. Vous êtes présents physiquement, mais exclus de l’interaction.

Donc le sentiment de solitude est plus important que l'isolement réel?
C’est effectivement l’un de nos résultats les plus marquants. Certaines personnes ne sont pas isolées objectivement – elles ont des contacts sociaux – mais elles se sentent seules. Dans ce profil, nous avons observé que la perte auditive était plus fortement associée à un déclin de la mémoire que dans le groupe de référence, c’est-à-dire les personnes qui n’étaient ni isolées ni seules. D’autres profils défavorisés, par exemple les personnes isolées et solitaires, présentaient également de moins bonnes performances cognitives. Nos données ne permettent pas d’expliquer ces différences, mais elles indiquent que le vécu subjectif de la solitude est particulièrement lié à la manière dont les difficultés auditives et le vieillissement cognitif s’observent conjointement.

En quoi votre étude est-elle nouvelle et différente par rapport à ce qui a déjà été fait concernant le lien entre la perte auditive et le déclin cognitif?
Le fait que la perte auditive soit liée à des problèmes cognitifs était déjà clair. Notre nouveauté est d'avoir introduit la dimension sociale, dans toute sa complexité. Nous avons combiné l'isolement social objectif avec un sentiment subjectif de solitude. Les études précédentes se concentraient sur l'un ou l’autre aspect, jamais les deux en même temps. En définissant les quatre profils spécifiques – non isolés/non solitaires, non isolés/solitaires, isolés/non solitaires, et isolés/solitaires –, nous avons pu détecter des subtilités importantes qui n'avaient pas été observées auparavant.

Qu'est-ce que cela signifie concrètement pour les personnes âgées concernées?
Lors des dépistages, ce qui importe n'est pas seulement de savoir si quelqu'un est objectivement isolé mais comment il perçoit sa situation sociale. Un médecin ne devrait pas simplement demander «Vivez-vous seul?», mais plutôt «Comment percevez-vous vos relations sociales? Quelqu'un vous manque-t-il?». Pour ces individus – «seuls dans la foule», qui sont déjà socialement intégrés – une petite aide comme un appareil auditif peut suffire à les reconnecter et à préserver leur santé cognitive. C'est une intervention relativement simple mais potentiellement très efficace.

Les appareils auditifs restent stigmatisés. Comment changer les mentalités?
C'est vraiment un problème de santé publique. Mon père qui a 63 ans, par exemple, n'entend pas très bien. Quand je lui en parle, il dit «Non, non, ça va!». Il y a cette honte persistante, alors que personne ne s'offusque de porter des lunettes. Il faut vraiment présenter les appareils auditifs comme on présente les lunettes: un outil du quotidien nécessaire pour compenser une déficience sensorielle. Dans le contexte d'une population vieillissante où 25% des plus de 60 ans ont des problèmes d'audition, c'est un phénomène à ne pas sous-estimer.

Votre étude porte sur 33’000 personnes suivis pendant 18 ans. Quelles sont les difficultés méthodologiques liées à la gestion d'une base de données aussi grande?
C'est un échantillon énorme qui nous donne une puissance statistique considérable. Nous avons analysé les données de l'enquête européenne SHARE, en nous concentrant sur 12 pays où les variables qui nous intéressaient étaient systématiquement collectées, dont la Suisse. Un des principaux atouts est le suivi longitudinal, qui est de 18 ans avec les mêmes personnes interrogées tous les 2 ans. Cela nous permet de voir la progression réelle du fonctionnement cognitif et de la capacité auditive au fil du temps, et en particulier, de voir comment ces deux progressions interagissent.

Votre étude s'arrête à l'observation. Quelle serait la suite logique de ces recherches?
La prochaine étape serait une étude d'intervention. Nous devrions trouver des personnes souffrant de problèmes auditifs, leur donner des appareils auditifs, et mesurer si elles se sentent moins seules et subissent un déclin cognitif plus lent en conséquence. Un essai comme celui-ci pourrait confirmer nos hypothèses et, surtout, produire des recommandations concrètes de santé publique. C'est ce qui pourrait vraiment faire la différence pour les millions de personnes concernées.


Lampraki, C., Zuber, S., Turoman, N. et al. Profiles of social isolation and loneliness as moderators of the longitudinal association between uncorrected hearing impairment and cognitive aging. Commun Psychol 3, 101 (2025). https://doi.org/10.1038/s44271-025-00277-8