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L'espace public est-il à tou·te·s·x ?

Par Karine Duplan

 

Karine Duplan est géographe à l'Université de Genève. Ses axes de recherche portent sur la dimension spatiale des inégalités et des privilèges dans un but de justice sociale. Elle s’intéresse à la production des inégalités liées au genre et aux sexualités ainsi qu’aux exclusions que cela produit.

Son récit montre comment l'on vit à Genève lorsque l'on se situe en dehors de l'hétéronormativité. Il est en lien avec ses recherches qui mettent en avant des moyens d'action de façon à produire des espaces moins oppressifs et plus accueillants, pour tou·te·s·x.

Cette recherche est financée par le Centre Maurice Chalumeau en sciences des sexualités.

 

MISE EN GARDE : cette histoire rend compte d'expériences difficiles et use de vocabulaire qui pourrait choquer ou mettre mal à l'aise certains publics.

 

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A Genève, capitale internationale de la paix, nombreuses sont encore les personnes qui ne peuvent circuler dans les espaces publics librement. Au cours de ma recherche, Deb, Loreleï, Alissa, Léïla, parmi d'autres personnes que j'ai rencontrées, ont partagé avec moi leurs expériences de tous les jours dans ces espaces que l'on nomme publics.

Deb est canadienne. Elle est arrivée en Suisse il y a 20 ans pour ses études et s'est ensuite installée à Genève. Elle me raconte que le soir, lorsqu'elle rentre seule, elle a peur. Parce qu'elle est une femme. Et que lorsqu'elle rentre avec sa compagne, alors là, elle a peur de se faire agresser parce qu'elles sont lesbiennes, et que ça se voit. Une fois, dans le tram, elles ne se touchaient même pas, elles étaient juste proches l'une de l'autre, deux types ont commencé à les regarder en coin en ricanant, en disant : "hé, regarde-là, c'est des gouines sales gouines !". C'était le moment elles s'apprêtaient à sortir du tram, alors, elles sont sorties. Mais que faire dans ces moments-là ? Deb souligne que sa compagne et elle ne se prennent jamais par la main lorsqu'elles se promènent ensemble. Trop risqué. S'oublier, s'effacer, pour éviter la confrontation… Se prendre par la main avec la personne que l'on aime et dont on est aimé.e devient ainsi un acte politique.

Loreleï est franco-suisse, en études à l'Uni. C'est une personne trans non-binaire. Cela veut dire qu'elle ne se reconnait pas dans le sexe qu'on lui a assigné à la naissance, garçon ou fille, et qu'elle ne se reconnait pas non plus dans la binarité de genre, c'est-à-dire qu'elle ne s'identifie ni comme homme, ni comme femme. Loreleï utilise ainsi le pronom 'iel' pour signifier sa non-binarité. Loreleï me raconte qu'iel s'est déjà fait agresser physiquement à Genève. Un type comme ça, là, dans la rue qui lui a sauté dessus, et puis qui a commencé à lae traiter de tous les noms, de déchet, en lae mettant au sol. C'était juste avant la Pride, il y avait déjà toute l'animation qui commençait, avec les drapeaux partout. Presque encore plus violent de se faire agresser dans le contexte de la Pride - enfin, comme si cela pouvait l'être encore plus – violent. Une personne qui passait par là est intervenue, ce qui lae 'sauvé'. Loreleï a finalement porté plainte. Lors du procès, et en dépit des lois existantes, l'agression homophobe n'a pas été retenue. Loreleï est une personne trans, et les lois ne reconnaissent aujourd'hui pas la transphobie.

Alissa est brésilienne. Elle est arrivée à Genève récemment, en y demandant l'asile, car sa vie était en danger du fait de sa transidentité. Elle a vu de nombreux et nombreuses de ses proches persécuté.es et certains et certaines y ont même perdu la vie. Alissa vit la peur au ventre. Toujours peur de se faire agresser. Et si elle n'a pas connu d'agression physique depuis qu'elle est à Genève, les commentaires à bas bruit, les regards intrusifs, les remarques déplacées, pèsent sur chacun de ses mouvements. Comme cette fois, où, au supermarché, elle était alors encore en transition, un groupe de jeunes l'accoste et lui demande frontalement si elle est un homme ou une femme. Elle fait face, et cela passe. Ou encore, au bureau de poste, ou elle vient récupérer un colis et que son identité de genre sur ses papiers ne correspond pas à son expression de genre : elle ruse, et se fait passer pour quelqu'un de la famille. Les espaces publics tout comme les espaces institutionnels demeurent hostiles pour Alissa. Elle leur préfère les lieux communautaires, ceux des associations que l'on nomme LGBTIQ+. Alissa en parle comme des espaces refuges dans lesquels on peut être soi, parfois ; des espaces ressources permettant de se retrouver avec d'autres personnes aux parcours et trajectoires proches, des espaces partagés qui viennent pallier à l'espace public hétéronormé.

Léïla est suisse, grandie côté alémanique. Léïla se dit féministe. Elle a longtemps pensé sa lutte contre le patriarcat depuis sa position de femme. Jusqu'à tomber amoureuse d'une femme, découvrant ainsi sa bisexualité. Léïla raconte comment les portes se sont fermées lorsqu'elles ont cherché un appartement ensemble : en couple de même sexe, leur dossier passait directement en bas de la liste. Jusqu'à trouver, par le réseau de sa compagne, une sous-location. Léïla est protestante, et sa foi est un moteur important dans sa vie, qu'elle mène de façon discrète. Y compris au travail, ou elle ne parle pas de sa compagne. Mais quand même lorsqu'elle se promène dans la ville, ce qui compte pour elle, ce sont ces signes, ces signes qui lui permettent de s'identifier, de se sentir présente. Lors de la Pride, et aussi lors de la campagne pour le mariage pour toutes et tous, les drapeaux arc-en-ciel accrochés, un peu partout, dans la rue, par les pouvoirs publics. Et aussi aux balcons, par des gens comme elle, ou des allié.esx, qui la soutiennent. Ces drapeaux sont pour Léïla comme des points de ralliement qui lui permettent de se voir quelque part dans cet espace elle passe le plus souvent sans faire de bruit, sans laisser de trace, des bulles qui lui font se sentir exister aux yeux des autres, se sentir vue et reconnue, des bulles qui lui procurent du bonheur.

Alors, l'espace public est-il vraiment public ? Ces morceaux d'expériences, issues de trajectoires diverses témoignent du contraire. Lorsqu'on est une personne relevant des minorités sexuelles et de genreune personne homosexuelle, trans, bi, queer, non-binaire – nous devons au quotidien faire face, et si l'on peut, composer, négocier avec ces normes de sexe, de genre et de sexualité, composer, l'hé-té-ro-nor-ma-ti-vi-té de notre société et de tous les espaces que nous fréquentons, traversons, pratiquons. L'accès aux espaces publics demeure ainsi une forme de privilège. Comment alors se sentir appartenir à une ville tout semble nous être contraire ? Dans cette recherche je souhaite : montrer comment est-ce que l'on vit à Genève lorsque l'on s'identifie à ces communautés ; et rendre compte des moyens d'action, existants ou à mettre en œuvre – au niveau des politiques, mais aussi au niveau des collectifs, des associations, et de nos actions à nous tous, toutes, toux, de façon à produire des espaces moins oppressifs, plus accueillantspour tou-x.